La mer commence ici, peut-on lire à côté de quelques bouches d’égout. Je crois même qu’elle commence dans chaque maison, dans chaque évier.
D’ailleurs, une légende raconte que si la mer est salée, c’est d’avoir accumulé les larmes de tous les chagrins de l’humanité. Innombrables raisons de pleurer. Les occasions perdues, les blessures, les espoirs déçus. Le sel de la vie qu’on n’a pas goûté s’enfuit dans nos larmes, dans l’évier où l’on se rince le visage d’avoir trop pleuré, dans l’égout, le fleuve, l’océan. Qui n’en peut plus d’accumuler la tristesse des hommes.
Larmes
qui s’écoulent vers la mer
désespoirs
accumulés
elle n’en peut plus
la mer
colère
tempêtes
marins perdus
falaises rabotées
bateaux rouillés
elle se venge !
Une autre légende dit que ce sont les poissons qui pleurent. Et les baleines, les tortues, tous les habitants des mers. Ils en ont des raisons d’être triste. La pêche industrielle, les plastiques, les nappes de pétrole… Mais les poissons n’ont pas de glandes lacrymales.
Rares sont les larmes de joie. Elles sont précieuses.
Leur eau donne les perles au lustre le plus éclatant.
Leur sel est éparpillé dans l’immensité des salines. Seuls les sauniers les plus expérimentés arrivent à le reconnaître, grâce à son blanc plus pur. Il est extrêmement rare. Tout au plus peuvent-ils, grain par grain, en accumuler une ou deux pincées sur l’année.
C’est du sel de bonheur. On ne le trouve pas dans les commerces. Il se vend plus cher que l’or en contrebande. Ou chez le sorcier du village. Il écarte les mauvais esprits, les malheurs. Si vous offrez ne fut-ce qu’un bol de soupe ainsi assaisonné, vous offrez une année de bonheur à votre convive. Mais n’en parlez à personne. À personne. Surtout pas à ceux avec qui vous le partagez. Au moindre mot, à la moindre allusion, le charme est rompu et cadeau sera vain.
Profitez simplement du don et du bonheur partagé.
(changement de titre – c’était ‘Sel’ – et petites corrections le 18 décembre 2020)